Entrevue avec le professeur John Ogrodniczuk de HeadsUpGuys
À l’instar de Movember, la Journée internationale de l’homme est une occasion unique de parler de la santé des hommes. Puisque la pandémie accentue le poids du stress et de l’anxiété, la santé mentale a été propulsée à l’avant-scène, tout comme la lutte que livrent les hommes pour composer avec des troubles mentaux.
Un récent sondage réalisé par la firme Nanos Research, pour le compte de CTV news [en anglais seulement], signale que bon nombre de Canadiens disent avoir plus de problèmes de santé mentale qu’avant la pandémie de COVID 19. Toutefois, même si les gouvernements fédéral et provinciaux accordent davantage de ressources à la santé mentale pour aider les Canadiens à traverser la crise, tous ne prennent pas avantage de ce qui leur est proposé.
Selon HeadsUpGuys [en anglais seulement] (HUG), un programme créé par des professionnels de la santé mentale à l’Université de la Colombie Britannique, des mythes, des idées fausses et des stigmates [en anglais seulement] tenaces expliquent que bien des hommes ont du mal à s’exprimer et à demander de l’aide.
HUG discute de façon positive, inclusive et solidaire de la santé mentale des hommes avec des gens de tous horizons et origines ethniques, peu importe leur sexe, race et orientation sexuelle.
Nous avons communiqué avec le professeur John Ogrodniczuk, de HUG, pour discuter du travail que fait l’organisme pour aider les hommes à demander de l’aide et à surmonter leurs problèmes de santé mentale.
1. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur votre organisme et son mandat?
Une épidémie silencieuse tue un nombre alarmant d’hommes dans bien des régions du monde. Nous ne parlons pas de maladies coronariennes, de cancers ou de maladies rénales, mais bien du suicide. L’Organisation mondiale de la santé indique que les hommes sont trois fois plus nombreux que les femmes à se suicider. L’Agence de la santé publique du Canada rapporte que le suicide est la deuxième cause de décès chez les hommes âgés de 20 à 29 ans, et la troisième chez ceux de 30 à 44 ans.
Jusqu’à récemment, les médias ont peu parlé de la santé mentale et des taux de suicide chez les hommes. Lorsqu’une personnalité connue meurt tragiquement à la suite d’un suicide, les médias sociaux sont inondés de messages de condoléances et de prières. Au quotidien, pourtant, combien de fois songeons-nous à monsieur Tout-le-monde dont la douleur a tué le goût de vivre?
Le suicide chez les hommes est un problème complexe auquel nous savons la dépression étroitement liée, notamment la dépression non traitée ou mal traitée (une des principales causes mondiales d’incapacité) qui contribue aux taux élevés de suicide.
En outre, la réticence des hommes à consulter des professionnels de la santé mentale est évoquée comme un élément qui contribue à leurs taux élevés de suicide. Pour réduire ces taux, il faut donc en partie amener les hommes à demander de l’aide.
HeadsUpGuys a été fondé dans le but de remédier aux taux alarmants de suicide chez les hommes. Reconnaissant la dépression comme un facteur de risque de suicide, l’organisme la considère comme une occasion en amont de prévenir le suicide chez les hommes.
Nous avons pour mission d’aider les hommes à mieux comprendre leur santé mentale, à savoir qu’ils ne sont pas seuls à se sentir déprimés ou à entretenir des idées suicidaires, et à reconnaître que le fait de demander de l’aide quand ils en ont besoin est un signe de force et de détermination, plutôt que de faiblesse.
Notre engagement envers l’excellence se fonde sur des décennies d’expériences cliniques et de travaux de recherche auprès des hommes, si bien que HeadsUpGuys est devenue une ressource de confiance pour les hommes du monde entier. Ce faisant, nous avons créé une communauté d’hommes déterminés à devenir meilleurs en tant que partenaires, pères, fils et membres de la société.
2. Quels services et quelles ressources HUG propose-t-il aux hommes aux prises avec des problèmes de santé mentale?
En donnant aux hommes les outils nécessaires pour répondre à leurs besoins et favoriser croissance et changement, HeadsUpGuys est un outil en ligne simple et pragmatique qui resitue la dépression au rang des problèmes de santé courants. Il fait par ailleurs des suggestions utiles en vue d’acquérir de saines habitudes de vie. En proposant des trucs, des outils et des renseignements sur les services professionnels, ainsi que des histoires de réussite, HeadsUpGuys offre aux hommes un milieu convivial où amorcer le processus de demande d’aide, et il limite ainsi leur risque de suicide.
Nous recevons plus de 60 000 visites chaque mois. Sur Google, les cinq principales clés de recherche qui amènent les internautes à notre site sont toutes reliées à des idées suicidaires, dont « Je veux me suicider », « Comment me suicider » et « Comment réprimer mes idées suicidaires ». Plus de 200 000 hommes se sont servi de notre outil de dépistage de la dépression. Ainsi, 76 % des répondants seraient en dépression, et 13 % entretiendraient des idées suicidaires au quotidien. Ces chiffres témoignent clairement du besoin de mieux faire connaître notre ressource au public.
Nous sommes fiers de dire que HeadsUpGuys est devenu un outil très respecté de sensibilisation, d’échange et de changement. Même si le suicide et la dépression se nourrissent d’isolement et de désespoir, HeadsUpGuys procure à des millions d’hommes un espace sécuritaire et accessible où exprimer leurs sentiments, justifier leur quête de santé et acquérir des habitudes de soins personnels propices à la vie.
3. Quel genre de conseils ou de trucs pouvez-vous donner aux hommes stigmatisés par des problèmes de santé mentale?
Les hommes et les femmes acquièrent des attitudes et des comportements sexospécifiques qui reposent sur des valeurs, des normes et des idéologies culturelles. D’ordinaire, les normes masculines mettent l’accent sur des caractéristiques personnelles comme l’impassibilité, la compétitivité et l’autonomie. Ces caractéristiques, qui peuvent être à la fois utiles et nuisibles, limitent souvent sérieusement la reconnaissance des problèmes de santé mentale et les processus évolutifs de demande d’aide, surtout par crainte de stigmatisation et d’embarras (c. à d. enfreindre les normes masculines d’autonomie et d’impassibilité, et ainsi paraître faible et vulnérable).
Il est réellement important de garder à l’esprit que de nombreux aspects de la masculinité ne sont pas foncièrement mauvais, et peuvent en fait être positifs. Prenez, par exemple, l’autonomie. L’autonomie n’est généralement pas considérée comme une limite personnelle importante, ni n’est associée à une dépendance mésadaptée. Un niveau modéré d’autonomie est en fait essentiel à l’acquisition de diverses compétences et de l’image de soi. À l’extrême, pourtant, l’autonomie peut menacer le bien-être d’un homme, car il est prouvé qu’une attitude franchement autonome (qui rend vos pensées et vos sentiments inaccessibles) est un solide indicateur des tendances suicidaires.
La demande d’aide ne correspond ni à une perte de contrôle, ni à un état de faiblesse, ni à un constat d’échec. Bien des hommes connaissent la dépression – c’est tout à fait normal quand nos stratégies d’adaptation sont surexploitées. Nous restreignons nos mesures d’adaptation – comme demander de l’aide en cas de besoin – pour nous protéger contre la honte. La triste ironie, c’est que plus nous tardons à demander de l’aide, plus nos problèmes grossissent et plus nous nous enfonçons dans la honte. La réelle force consiste à confronter nos peurs et à faire le nécessaire pour cheminer vers le bonheur et la santé. Pratiquement chaque homme que je rencontre en pratique privée finit par me dire : « J’aurais dû consulter bien avant ».
4. La pandémie de COVID-19 a mis en lumière les problèmes de santé mentale. Pouvez-vous nous dire comment HUG répond à la crise et quels grands défis se présentent à vous?
Au-delà de l’incidence sur la santé physique, il est de plus en plus clair que la pandémie pourrait à long terme avoir de graves conséquences sur la santé mentale, en raison de l’incertitude que font planer les effets sur la santé et la situation socioéconomique. De fait, la vie des citoyens a changé radicalement à tous les égards (p. ex. routines quotidiennes, conditions de travail, revenu du ménage, dynamique familiale, loisirs et vie sociale), suscitant de sérieuses préoccupations pour la santé mentale aux quatre coins du monde. Des études récentes confirment ces préoccupations et signalent des niveaux élevés de dépression, d’anxiété, de peur et de stress.
Au début de la pandémie, HeadsUpGuys a créé un carrefour de la COVID 19 qui héberge des blogues utiles et d’autres renseignements importants, dans le but d’aider les gens à composer avec les difficultés de la pandémie actuelle. De manière plus générale, par contre, nous avons redoublé d’efforts pour mieux faire connaître la dépression et les tendances suicidaires chez les hommes, et pour orienter les gens vers des ressources éventuellement utiles, telles que la nôtre.
Récemment, nous avons aussi organisé une campagne d’un mois sur la solitude, laquelle est un des graves problèmes qui se dégagent de la pandémie et des mesures connexes prises pour ralentir la propagation du virus. Je considère la solitude – et la façon de s’y attaquer – comme un des grands défis de la pandémie de COVID 19.
5. L’Agence de la santé publique du Canada vient tout juste de publier une étude à propos de l’effet de la pandémie sur les dépendances à la hausse, notamment aux opioïdes et à l’alcool. Selon vous, que devrait-on faire pour freiner cette augmentation, en particulier chez les hommes?
La pandémie a parsemé la vie de chacun d’une multitude de facteurs de stress, qui peuvent être gérés à l’aide d’une série de capacités et de stratégies d’adaptation. La toxicomanie est une stratégie d’adaptation courante, mais mésadaptée. Comme en témoigne le rapport de l’ASPC, la consommation et la toxicomanie ont augmenté pendant la pandémie, puisque divers facteurs de stress liés à la santé, à la vie sociale et aux finances monopolisent notre faculté de nous adapter en toute souplesse. La toxicomanie frappe particulièrement les hommes.
La compréhension de la façon dont notre société enseigne à nos hommes à se comporter est utile pour saisir certains attraits de la toxicomanie. À mesure qu’ils grandissent et se développent, les garçons apprennent les rôles masculins que la société leur dicte. Des études révèlent une foule d’idéaux masculins qui interdisent la conscience émotionnelle, l’expression des émotions et les signes visibles de détresse, comme les larmes. Les garçons et les hommes apprennent ainsi à se dissocier de leurs émotions (surtout les émotions vulnérables comme la peur et la tristesse) et à éviter de demander de l’aide en période de détresse, afin de ne pas déroger aux normes sociales de comportement « adéquat ». Pour se détacher de leurs émotions douloureuses, certains hommes essaient d’engourdir leur douleur, et parfois même de l’oublier, en se réfugiant dans la toxicomanie.
Cette information peut diriger les hommes vers des solutions mieux adaptées au stress et au désespoir. Ultimement, ils en viendront à confier leurs sentiments à d’autres et à leur demander de l’aide pour les gérer. Personne ne se sent mieux ou prend du mieux en consommant pour engourdir sa douleur – personne. Nous devons plutôt reconnaître notre douleur, surmonter notre peur de ne pas être jugés « assez bons » pour y parvenir seuls, et rechercher de l’aide pour arriver à vivre en meilleure santé et heureux – ce que mérite chacun de nous.
Nous nous leurrons en pensant que nous pouvons régler nos problèmes par l’alcool ou la drogue. Le pire, c’est que nous nous engageons dans une spirale destructrice, dans laquelle nos problèmes s’enveniment, notre consommation augmente et notre honte grandit. Le simple fait de confier nos sentiments à d’autres et d’être disposé à recevoir leurs bons soins et leur soutien nous décharge du poids de la honte.